Le premier mot qui s’impose lorsque l’on pénètre dans l’antre chaleureuse de la famille Rasposo est « Plaisir »! Joie de retrouver des amis quittés dans les volutes d’un rayonnant « Parfums d’Est », bonheur de sentir que l’énergie de cette nouvelle pièce de cirque affleure avant même que le spectacle ne commence. Les artistes vont, viennent, se glissent au coeur du public, placent les spectateurs. Une communauté en accueille une autre. Et le plaisir qui se dégage de ces préparatifs sent la fête en devenir… « Plaisir d’offrir, joie de recevoir ».
Les mots suivants seront ceux du public, un grand silence ou une kyrielle d’onomatopées qui fusent sans retenue lorsque le geste est puissant, quand le risque est transcendé, quand on a cru une seconde, à peine, au drame, quand advient le miracle. Le cirque a cette formidable ressource, donner la peur et le rire dans le même mouvement. Et du rire, il y en a beaucoup… C’est heureux. 
« Le Chant du Dindon » s’ouvre sur une vision qui pourrait être celle des années 1950, ses places de village, ses fêtes, où la séduction est l’une des clés des chassés-croisés entre les garçons bien taillés et les filles un rien aguicheuses. Les fiers à bras y côtoient les grands naïfs et les timides, mais les apparences sont trompeuses…Nous pourrions aussi bien être ailleurs, plus à l’Est…Chacun est invité à suivre son propre voyage…
Sur la piste, seule compte la quête de l’autre et celle-ci appelle la prouesse, l’acrobatie dont on repousse les limites. Cette « Cour des miracles », où les animaux croisent ces humains aériens, est baignée d’une musique aux accents toniques, aux nuances sanguines. Musiciens, artistes de la piste, techniciens, comédiens, tous jouent, sans faille, sans temps mort.
Si « Parfums d’Est » empruntait à l’univers d’Émir Kusturica et à son «Temps des Gitans» sa fièvre,” Le Chant du Dindon” distille une fragrance tout autre. La folie est toujours présente lorsque tous occupent la piste, mais la palette des sensations a gagné en volupté, aucun détail n’est laissé au hasard ou dans l’ombre. « Le Chant… » est une véritable Fantasia . Les couleurs, les senteurs, s’envolent, et les arts du cirque y sont chatoyants. La scénographie, elle-même, joue sa propre partition, ce qui n’est pas le moins étonnant. Pour cette nouvelle mise en scène, Fanny Molliens a su distiller un élixir bigrement épatant.
Jouant de la dynamique du collectif cher au cirque où chaque figure se déroule sous le contrôle de tous, elle a affûté son regard afin d’offrir à chaque protagoniste (et donc à chaque spectateur) un solo qui se détache de la toile comme un diamant brut, un moment de grâce, une solitude instantanée qui nous trouble tant nous plongeons dans l’intimité de l’artiste.. À nous frôler, nous ne pouvons que l’accompagner dans sa quête de l’impulsion juste qui précède l’exécution d’un mouvement parfait. La magie opère dans la suspension du temps. C’est le miracle du cirque, sa quintessence.
La famille Rasposo s’est agrandie pour cette nouvelle création. Et une fois de plus « l’éternel féminin » s’impose. Car dans cette famille, les filles sont la clé de voûte ! Marie, l’acrobate, trapéziste, et fil-defériste donne le tempo et de son regard sombre, plie les hommes à sa volonté ; Katell, nouvelle comparse, déploie dans ses équilibres et ses contorsions une fraîcheur et une insolence rieuse qui ensorcèlent les gaillards, flambeurs à la flamme déchue…. Et gare, car autour des deux princesses, veillent Fanny et Hélène, deux femmes d’influence. Aux garçons, les anciens, les nouveaux, l’esbrouffe, la parade des… Dindons… Sous l’oeil malin du « Patriarche » que l’on ne respecte plus depuis longtemps, ils s’ébrouent, pas sérieux pour un sou, mais redoutables dans la performance. C’est Fellini qui s’invite sous la toile. Des musiciens jouent la tête en bas, des acrobates fendent les airs sans retenue, le bel italien est aussi brûlant qu’un expresso bien serré, le mât chinois est ring de boxe, quant à l’homme du Nord, il sculpte l’espace… Chez Rasposo enfin, il y a toujours ce grand flandrin, définitivement dégingandé, qui sème le rire sur son passage, celui que l’on voudrait serrer fort dans ses bras, ce grand totem que les enfants rêvent de transformer en nounours, pour la vie ! Ce clown unique et virtuose sur sa balançoire qui file haut, très haut sous la voûte étoilée.
« Le Chant du Dindon » convoque ce plaisir toujours vif de la communauté des hommes qui se regroupe la nuit venue autour du foyer pour écouter les histoires les plus insensées, celles qui font oublier le chaos qui nous enserre. Ce soir, le foyer ronfle, irradie la piste, et le «Dindon» nous enchante au-delà du merveilleux. Nous serons toujours dans cette enfance du monde avec de tels artistes.

Philippe Le Gal
11-05-2009 à Lannion