La dévorée

Il y a dans les spectacles des Rasposo, une magie originelle qui nourrit et transporte dans l’univers mythologique du cirque. Nous sortons repus de la dernière création de Marie Molliens, il nous faut même un temps de digestion tellement le spectacle est dense et les émotions riches.

Nous n’assistons pas au spectacle, nous vivons une expérience des sens qui débute déjà à l’extérieur du chapiteau. Il y a d’abord la faim, l’appel de la forêt (de pins dans le domaine d’O) et l’attente devant le temple fellinien où les banqueteurs s’amassent, tickets (couverts) à la main.

On nous laisse rentrer et on se précipite dans l’enceinte sombre et chaude rythmée par des tambours que l’on croirait synchronisés à nos battements de cœur. C’est un sas de décompression où l’on se débarrasse de la crasse et des scories du quotidien en attendant la douche lumineuse de la scène.

Le tambour cesse et on peut s’installer sur les bancs à l’assise ferme de ce chapiteau intemporel. On s’aperçoit alors que le spectacle a déjà commencé et que nous nous mettons en place pour le prochain numéro.

La force de la compagnie est de créer tout de suite un sentiment de proximité presque intime avec le public. Pas de hiérarchie dans le placement, pas de distance entre l’artiste et l’anonyme, notre voisin pourrait très bien être un acteur du spectacle et c’est d’ailleurs ce ressort qui va déclencher le prochain tour. Serons-nous aussi un rouage permettant d’animer le mécanisme du spectacle ?

Nous voilà donc plongés dans un lieu magique bercé par la litanie d’une coryphée un peu punk déclamant sa flamme à un chien flegmatique. Témoins figés de cette scène, trois femmes coiffées de flammes nous toisent (Justine Bernachon, Colline Caen et Marie Molliens). Ce sont des vestales, des gardiennes du feu sacré qui vont s’animer sur ordre du prêtre dionysiaque (Robin Auneau) sorte de Monsieur Loyal pasolinien qui va très vite perdre son costume et sa raison. C’est cet homme qui tire (littéralement) les ficelles permettant à ce trio féminin, sorti tout droit d’un cabaret expressionniste des années 20, de s’envoler, de tournoyer, de se tordre…L’homme impose les sourires, manipule les corps de ces poupées dressées, les fait saluer et finit par leur injecter une drogue pailletée sorte de récompense après un tour bien exécuté. Le contrôle est au centre de la réussite du numéro de cirque mais c’est aussi une illusion à l’image de ce chien noir qui ronge un os et refuse de répondre à l’appel de son maître. Le maître perd pied et c’est désormais en bon arroseur arrosé qu’il va devoir exécuter ses numéros comme un pantin fou au rire glaçant dont une scène de hoola hoop sanglant mémorable qui s’apparente à un happening pictural passionné ou à un rituel païen.

De la passion il en est question avec le personnage de l’amoureux (Serge Lazar) qui va succomber au chant des trois sirènes et tenter de saisir sa chance en improvisant une danse nuptiale dans l’arène mais le feu de la faim et du sang ne saurait être éteint par ce séducteur décalé pourtant pompier volontaire. L’étreinte (brisée) dans le lit maculé de sang finit par révéler le visage animal et carnassier de ces femmes fatales qui finiront par répondre à l’appel de la forêt…

Marie Molliens nous tend ainsi un miroir qui renvoie à notre propre animalité et l’on se surprend à aimer cette violence jouissive. Du pain et des jeux (panem et circenses) voilà ce que nous recherchons depuis la nuit des temps…mais le spectacle est loin d’être sombre, il oscille entre le burlesque et le funeste. La musique joue un rôle de catalyseur des sentiments qui nous parcourent le long de cette parenthèse enchantée. C’est un personnage à part entière incarné par un trio brillant (Christian Millanvois, Françoise Pierret et Francis Perdreau).

Les Rasposo nous offrent un spectacle total et radical que l’on dévore et qui nous dévore.

Andreas Alberti
13/06/17 au Printemps des Comédiens