Saint Brieuc ; Dinan ; voie expresse; 20 heures; nous sommes le 31 janvier 2008. Il fait nuit noire ; une pluie battante, angoissante, bat la mesure sur le pare-brise trop gras de mon automobile… allemande. Ses essuie-glaces vont bientôt rendre l’âme. Les panneaux de signalisation au bord de la route me renvoient en plein visage la lumière de mes phares ; je me m’aperçois qu’eux aussi sont fatigués. Suis-je vraiment bien éclairé de vouloir me rendre ainsi, par un pareil temps de chien, chez ce fameux Rasposo et sa bande de saltimbanques, dont j’ignore tout ?
20 heures 30 ; Dinan ; une place immense, dallée ; des arbres rabougris s’y ennuient dans des pots non moins immenses, sous des réverbères dernier cri. Au milieu de cette ancienne place d’armes trône un chapiteau encerclé de caravanes. La pluie n’a de cesse de passer et repasser son vernis sur le faîte de la bâche, tendue par de solides câbles d’acier. Au pied de cette dernière, un serpent moiré, luisant, interminable, frémit de la tête à la queue devant la porte du chapiteau d’où s’échappe un souffle chaud chargé de notes musicales un peu folles. Les écailles frémissantes du reptile sont en vérité des parapluies en lutte contre les rafales de vent. Sous les ” pépins ” : des hommes, des femmes, des enfants… de tous âges ! L’imbécile que je suis est sorti sans son ” pébroque “, et je me les caille à bloc ! quand bien même retranché en partie sous la tente de la billetterie.
20 heures 35 ; le serpent entre enfin dans l’antre, mystère. J’entre aussi ; la scène me semble un tableau ancien, une peinture d’un autre âge ; une chaleur épaisse me saisit ; je m’assoie, me blottit. J’entre là dans un ventre étrange au son d’un accordéon sur lequel dix doigts affolés égrainent une musique pour les pieds, de ces musiques qui donnent l’envie aux unijambistes d’esquisser des pas de danse.
De 20 heures 40 à près de 23 heures, dans un imbroglio incroyable, faussement désordonnés, jongleurs, acrobates, funambules, clowns, comédiens, chat et chien n’ont eu de cesse de s’activer, de glisser, de bondir, de voler, de virevolter : étrange ballet baroque sous des lumières savamment diffuses aux rythmes de gammes réinventées pour l’heure par des musiciens, gentiment déjantés. Contrebasse, violon, batterie… de cuisine : j’en ai du coup oublié ce petit banc narquois sous moi qui semblait tant vouloir (tout au moins les premières minutes du spectacle) me rappeler que la peau de mes fesses valait peau de balle en regard du bois dont, lui, était fait (…)
Je suis rentré à Saint Brieuc, toujours sous la pluie battante ; mais cette fois sur le pare-brise de mon automobile les cordes liquides battaient un air tzigane, mâtiné de jazz. Le vent jouait lui aussi d’un instrument… à vent, bien entendu ; à coup sûr, oui, c’était du trombone à coulisse ! La nuit était toujours d’un noir profond, cependant j’y voyais maintenant des étoiles, particulièrement filantes. Mes phares eux-mêmes tiraient à présent comme des fous sur la batterie. Sur la cinquantaine de kilomètres que j’eus à parcourir, je fis au moins… mille vœux ! dont celui de vous revoir un jour, chez moi ou au bout du monde.
J’ai passé une soirée merveilleuse, délicieusement embrumée parfois. Oh ! je l’avoue, c’est vrai, j’ai bien jalousé quelque temps ces maudits acrobates, ces jeunes chiens fous qui serraient, d’un peu trop près à mon goût, cette si belle funambule, cette acrobate, cette danseuse : fil de verre ondulant… cette libellule. Si celle-ci n’est jamais tombée une seule fois au cours de la soirée, moi si ! mais amoureux. Mais mes reins, mon épaule, mes genoux m’ont vite ramené sur terre ; j’ai aussitôt maudit mes vieilles douleurs, mes folies d’antan (…)
Arrivé à la maison, j’ai ressenti des choses… pour le moins bizarres ; disons que je me suis comporté de façon plus qu’étrange : j’ai monté l’escalier pour rejoindre ma chambre, mais à califourchon sur la rampe ; j’ai fait tourner, tournoyer ! mon oreiller sur mon index, jusqu’à ce que je m’endorme, épuisé, sur des chaises enchevêtrées que j’avais ramenées de la cuisine ; et cela n’était qu’hier soir ! Ce matin (mais me croirez-vous ?), je suis allé dans ma salle de bain pour me laver les dents… mais en marchant sur les mains. Oui : sur les mains ! Puis, pendant un quart d’heure, j’ai jonglé avec brosses, peignes et savonnettes… fait des glissades dans la baignoire, fait tenir mon rasoir sur le bout de mon… nez. Pendant que le café passait, j’ai tapé comme un fou sur les plaques chauffantes de ma cuisinière, avec des baguettes chinoises (…)
Chers et chères Rasposo, vous m’avez rendu fou… de vous.

Bien amicalement.
Stéphane Collet
www.encre-libre.com
01-02-2008 à Dinan